11.
Le bannissement
Tobias frissonnait.
— C’est un monstre puissant, c’est ça ?
Orlandia déglutit avec peine, partageant son attention entre la lumière qui venait dans leur direction, son équipage et l’Alliance des Trois.
— Une sorte de pieuvre géante qui enroule ses tentacules de branche en branche pour avancer, expliqua-t-elle. La palpitation marque son excitation, plus elle s’intensifie, plus elle est prête à combattre. Si elle s’approche à moins de cinquante mètres, nous n’aurons plus le choix.
— Et c’est difficile à tuer ce truc ? demanda Tobias.
— Si le combat s’engage, tout ce que nous pourrons faire, c’est gagner du temps, avant qu’elle ne nous détruise ou qu’elle se fatigue. On ne peut pas la tuer, elle est beaucoup trop puissante.
La cadence des illuminations s’accélérait.
— Armez les arbalitres ! hurla quelqu’un.
Matt vit qu’ils chargeaient chaque arbalète d’une longue flèche creuse. Ils la remplirent de plusieurs litres d’un liquide épais et brun et refermèrent la partie coulissante.
— C’est un poison extrêmement puissant qu’on tire d’une variété d’arbres, expliqua Orlandia qui avait suivi le regard de Matt.
Matt la remercia d’un signe de tête. Pour la première fois, et malgré les circonstances, il se surprit à la trouver jolie.
L’énorme clignotement devint frénétique.
Il était à moins de soixante-dix mètres et se rapprochait encore.
Tout l’équipage restait figé, les poings serrés, ou se tenant fermement à une balustrade. Plus personne ne bougeait, tous les regards scrutaient l’horizon avec anxiété.
Soudain, le Requiem-rouge cessa de clignoter, il était maintenant à moins de cinquante mètres, la lumière écarlate qui provenait de sous la frondaison s’éteignit avant de rejaillir plus intense. Celui qui commandait les soldats Kloropanphylles leva un bras en direction des arbalitres et fit signe d’attendre.
Plusieurs arbres s’agitèrent, Matt crut distinguer un corps spongieux entre les branches mais le Requiem-rouge disparut dans les profondeurs en soulevant un nuage de feuilles et de branchages qui vinrent s’échouer jusque sur le pont principal. Le Vaisseau-Matrice, qui flottait à quelques mètres de la cime, ne bougea pas tandis qu’au-dessous, des hectares de forêt grinçaient en s’agitant telle une mer en furie.
Le silence revint tout d’un coup.
Un soupir collectif traversa le bateau.
Tobias émit un long sifflement de soulagement ponctué d’un :
— Je dois avouer que j’ai eu la trouille !
— Cette créature est ce qu’il y a de pire chez nous, exposa Orlandia, priez pour ne jamais plus en recroiser un, car bien des nôtres sont morts entre leurs bras.
Sur quoi elle retourna, l’air sombre, au poste de pilotage.
En fin de matinée, le navire s’anima et Matt perçut une excitation nouvelle à bord. Il comprit en apercevant le récif vers lequel il se dirigeait.
À mesure qu’ils s’en rapprochaient, Matt entendit plusieurs fois le mot « nid » parmi les marins à présent joyeux.
Cinq énormes troncs surgissaient de la surface, reliés entre eux par des passerelles de planches et de cordes tendues qui tissaient un maillage de rues et de terrasses.
Matt repéra également une sorte de quai, un grand débarcadère qui s’étalait sur la mer Sèche.
Le bateau entama alors son approche finale, une quarantaine de Kloropanphylles investirent les mâts pendant que la plupart des voiles s’affalaient, ne laissant flotter que quelques carrés de toile loin dans le ciel. Matt fut stupéfait par la dextérité des hommes d’équipage, suspendus si haut. Ils enroulèrent les immenses rectangles blancs sur les vergues supérieures. Le Vaisseau-Matrice ralentit.
Le Nid se révéla beaucoup plus grand que ce que Matt avait d’abord pensé. Les chênes dépassaient la hauteur du grand mât, ce qui n’était pas peu dire. Et s’il existait bien un réseau complexe de passerelles suspendues entre chaque arbre, Matt remarqua aussi le plancher qui encadrait chaque chêne et qui les reliait entre eux par de larges jetées prenant appui quelque part sous les frondaisons vertes. Des bâtiments en bois s’agglutinaient au pied des chênes, dans l’ombre. Matt vit également plusieurs formes rectangulaires qui pouvaient être des habitations dans les feuillages.
Derrière le Nid, une masse de verdure s’agitait, que Matt ne put distinguer clairement.
Trois navires, sans comparaison possible avec le Vaisseau-Matrice, plutôt de frêles embarcations, étaient amarrés à l’extrémité ouest du Nid, leurs ballons dégonflés les faisaient reposer directement sur la surface du feuillage dans lequel ils s’enfonçaient de deux bons mètres.
La foule se précipita sur le quai principal pour admirer la manœuvre d’accostage, et durant plus d’une heure, l’Alliance des Trois put observer longuement les visages et les silhouettes.
Tous étaient empreints du sceau de la chlorophylle, chevelure éclatante, regard perçant.
— Ils sont supernombreux ! constata Tobias, stupéfait.
— Je dirais… au moins cinq cents, estima Matt.
— Au moins !
Le navire à quai, Orlandia ordonna qu’on « coupe la nourriture du Souffleur ». Après quoi, l’équipage niché dans les mâts s’attaqua aux rangées de ballons et en tirant sur des cordages les marins libérèrent l’air chaud emprisonné à l’intérieur.
En quelques minutes tout le Vaisseau-Matrice descendit de plusieurs mètres jusqu’à s’enfoncer à mi-coque dans l’épais feuillage de la surface.
Sur le quai, un groupe de Kloropanphylles fit rouler une passerelle en bois pour l’emboîter dans le pont principal, par un trou dans le bastingage qui venait d’être démonté.
L’équipage dévala la pente pour se précipiter dans les bras de leurs compagnons dans une clameur enthousiaste.
Clémantis s’approcha de l’Alliance des Trois :
— Vous allez m’accompagner, je vais vous présenter.
Le tumulte joyeux retomba d’un coup lorsqu’un cor puissant résonna depuis le chêne central.
Tobias paniqua un instant, craignant le retour du Requiem-rouge, avant de comprendre qu’il n’en était rien.
Tous les Kloropanphylles se tenaient droit, calmes. Ils s’écartèrent pour ouvrir un chemin au milieu du quai.
Une silhouette surgit de la pénombre sous l’arbre massif, hésitante. Deux soldats en armure de chitine le poussèrent de la pointe de leurs lances. Contraint, l’homme reprit sa marche sur le quai et Matt crut discerner de la peur dans son attitude.
Que craignait-il ? Il s’agissait pourtant d’un Kloropanphylle, sans doute possible, ses cheveux verts en témoignaient.
Matt fut soudain alerté par le silence pesant qui s’était abattu sur la ville et sur le bateau. Tous guettaient le malheureux, sans un mot.
Matt se pencha vers Clémantis pour lui demander :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Apparemment c’est un bannissement.
— Un des vôtres ?
— Oui, je le reconnais, il s’appelle Paléos.
— Si vous le bannissez, que va-t-il devenir ?
— Il est chassé du Nid, sans espoir de retour. Il doit s’enfoncer dans les abysses de la mer Sèche.
— Mais… il va mourir ?
— Très certainement. C’est la sanction la plus dramatique qui existe. Il faut avoir commis un crime ou un acte de haute trahison pour être banni. Le conseil des Femmes ne prononce presque jamais cette peine, car c’est ce qui peut arriver de pire. J’ignore ce que Paléos a pu faire pour mériter pareil sort.
Tous les regards se portaient sur le pauvre garçon qui trébuchait, les jambes tremblantes. La foule s’écartait à mesure qu’il avançait comme si tous évitaient de le toucher.
À l’extrémité du quai, Paléos se tourna vers le Nid et ses habitants. Il était grand, musclé et beau garçon, malgré la peur qui envahissait chaque parcelle de son corps.
— Vous… vous savez que cela nous arrivera à tous, dit-il.
— Le conseil des Femmes a prononcé un jugement, il est définitif ! répliqua l’un des soldats. Pars, maintenant.
L’autre garde en armure tendit un sac et un long couteau à Paléos qui les prit avant de poser un pied sur la première marche du petit escalier qui terminait le quai. Étroit, il s’enfonçait dans un trou entre les feuillages.
— Je ne suis pas un criminel ! s’écria-t-il.
Puis il disparut dans l’épaisseur de la mer Sèche.
La consternation plomba le débarquement qui suivit, les rires et les tapes dans le dos du début étaient remplacés par des soupirs et des regards bas.
Les trois capitaines descendirent parmi les derniers, accompagnées par l’Alliance des Trois et une petite escorte. Tous les Kloropanphylles reculèrent sur leur passage, échangeant des murmures inquiets.
— Vous êtes conduit au conseil des Femmes pour statuer sur votre sort, expliqua Orlandia.
— Les filles commandent votre communauté ? demanda Ambre.
— Oui. Nous sommes plus sages et moins impulsives que les garçons. Ils sont nos conseillers, ils savent analyser une situation, mais nous prenons les décisions.
— Et les garçons acceptent ?
— Ils sont ainsi débarrassés de toute pression, inclus dans le processus sans pour autant avoir à gérer les choix, personne ne s’en plaint.
Au pied du grand chêne, ils gravirent un chemin fait de planches et de cordes qui épousait son écorce sur toute la circonférence, montant en pente douce dans les hauteurs.
Pendant l’ascension, Tobias se glissa entre Ambre et Matt pour demander à voix basse :
— Qu’est-ce qu’on fait s’ils ne veulent pas de nous ?
— Il faut les convaincre de nous aider, répliqua Ambre, nous l’avons bien vu, la Forêt Aveugle est trop grande et dangereuse pour qu’on puisse espérer la traverser sans leur aide. S’ils nous renvoient en bas, nous sommes…
— Morts ? fit Tobias, pas vraiment rassuré par la franchise d’Ambre. À bien réfléchir, je préfère quand tu me mens !
— S’ils refusent de nous assister, dit Matt, alors qu’ils nous rendent nos armes et quelques provisions, on se débrouillera.
Ambre l’attrapa par le bras :
— Matt, ne t’obstine pas, la Forêt Aveugle finira par avoir notre peau, tu as vu sa taille ? Elle s’étend dans toutes les directions, vaste comme un océan. Jamais nous n’en sortirons vivants en passant par ses profondeurs !
Tobias approuva, terrifié.
— Elle n’a pas tort ! Les convaincre, par tous les moyens, je ne vois que ça.
— Je ne saurais l’expliquer, continua Ambre, mais j’ai un bon feeling avec eux, certes ils sont parfois… étranges, néanmoins j’ai confiance. Il faut tout faire pour qu’ils nous aident. Nous avons besoin de repos, de vivres et d’un moyen de transport jusqu’à l’extrémité sud de cette mer Sèche. Matt, promets-moi de ne pas t’entêter contre eux.
— Je ne les sens pas. Ils cachent quelque chose.
— Parce qu’ils sont différents, c’est tout.
À plus de vingt mètres, ils atteignirent une longue plate-forme occupée en partie par une maison recouverte de mousse verte. À l’intérieur, accrochées aux parois, des soucoupes en bois accueillant un morceau de substance molle projetaient un éclairage blanc sur des bancs et des tapis bruns. Clémantis fit signe à l’Alliance des Trois de s’asseoir pour patienter pendant que Faellis et Orlandia s’éclipsaient par une porte à double battant.
Profitant de cet instant, Ambre interrogea Clémantis d’un air innocent :
— Ce matin, j’ai cru comprendre que vous vouliez nous parler, je me trompe ?
— Ce n’est rien.
— Pourquoi nous le cacher alors ?
Clémantis lui jeta un regard mal à l’aise avant de guetter la grande porte.
— Je n’ai pas le droit d’évoquer ce sujet, vous êtes des étrangers.
— Ne serait-ce pas justement l’occasion de faire de nous des amis ?
Clémantis parut touchée par cette remarque et avisa Ambre.
Orlandia réapparut à cet instant, en s’écriant :
— Le conseil va nous recevoir. Préparez-vous !
Tandis que ses deux compagnons se levaient, Ambre chuchota à Clémantis :
— Doit-on les craindre ?
Après une hésitation, Clémantis répondit sur le même ton de conspirateur :
— Elles ne sont pas toutes commodes, si elles considèrent que vous pouvez représenter la moindre menace pour nous, alors elles n’hésiteront pas à vous bannir. Soyez francs. Et surtout, que vos deux amis ne manifestent aucune forme d’agressivité !
Toute la bande s’engagea dans une salle voûtée, dont un des murs était l’écorce même du chêne. Un trou de trois mètres de large s’ouvrait sur l’intérieur de l’arbre, un escalier taillé à même l’aubier, irradié par d’autres lampes à substance molle, montait vers le sommet.
Guidée par Orlandia, la petite troupe se mit en marche vers le conseil des Femmes.